Texte : Christophe Magnette –1924-2024 : cent ans de présence de la famille Bocuse en son Auberge, celle du Pont de Collonges, celle que d’aucuns considèrent – encore -, comme le temple de la gastronomie, française ou mondiale, c’est selon…
Selon les goûts, les sensibilités, les attentes. Reste que vivre l’expérience Bocuse demande un effort : elle nécessite de s’imprégner des lieux, des hommes et d’une histoire donc, séculaire. Il y avait hier, voilà Bocuse version 2024, acte 2, scène 1. Les visages ?
Vincent Le Roux, les chefs Gilles Reinhardt et Olivier Couvin, Benoît Charvet, chef-pâtissier, sans oublier Françoise Bernachon-Bocuse, en gardienne du temple, Jérôme Bocuse comme garant du nom et un équipage, fidèle au poste. De tout cela et beaucoup plus encore, l’ouvrage d’Auberge et d’histoire(s) – Bocuse maison de famille depuis 1924, s’en veut la quintessence. Avec un narratif différent, une autre approche – différente -, en accord avec “la tradition en mouvement”, prônée par l’Auberge depuis cinq ans. Du Bocuse version 2024 donc, sans oublier Monsieur Paul et Madame Raymonde, jamais…
“N’écris pas tout ! Pour nous connaître, il faut que les gens achètent notre livre !”
Du Gilles Reinhardt dans le texte ; le rictus d’Olivier Couvin en dit beaucoup, normal ils œuvrent ensemble depuis plus de vingt ans. Après cinq ans de vie commune, Benoît Charvet a pris le pli, il rigole de concert. Nonobstant leurs responsabilités, rédiger le tome II de l’Auberge du Pont de Collonges, tout en assumant l’héritage séculaire de Monsieur Paul – et de Madame Raymonde -, les trois chefs conservent une joie de vivre contagieuse.
À l’unisson, ils avouent : “Notre maison est pleine, les retours de nos convives n’ont jamais été aussi dithyrambiques, les gens parlent de nous partout, en résumé, il semble que Bocuse soit (re)devenu à la mode !” Le boss, Vincent Le Roux, acquiesce, sobrement. En cette année historique – la célébration des cent ans de présence de la famille Bocuse en son Auberge (mythique), des bords de Saône -, rien ne peut troubler la navigation de l’équipage de Collonges.
L’horizon est dégagé. Au point que d’aucuns estiment même que “jamais dans son histoire, l’Auberge n’avait atteint un tel niveau, tant en cuisine, qu’en salle.” Bref, les goûts et les couleurs : certains en sont convaincus, d’autres, visiblement, un peu moins, sauf que la maison de famille de Collonges jouit d’un intérêt et d’un attrait toujours aussi forts… “C’est la magie Bocuse, et les effets de la tradition en mouvement, une philosophie que nous avons mise en place il y a cinq ans”, soulignent les chefs.
C’est un fait, Bocuse parle à tout le monde, à toutes les générations, temple pour les uns, lieu incontournable pour d’autres, l’expérience de l’Auberge du Pont de Collonges relève l’ineffable, d’une part d’irrationnelle. Il faut franchir la porte pour le savoir. De tout cela, et bien plus encore, Gilles Reinhardt, Olivier Couvin et Benoît Charvet, en ont parfaitement conscience.
“(…) il semble que Bocuse soit (re)devenu à la mode !”
Sous le feu des projecteurs, chaque semaine, du mercredi au dimanche-soir, les trois capitaines du vaisseau-amiral de la flotte Bocuse ont pris la mesure de leurs tâches. Gilles rentre de Hong-Kong, avant de repartir au Japon au mois de juin, et de s’atteler en parallèle, au projet d’Abu Dhabi, quand Olivier revient tout juste de Norvège et des sélections du Bocuse d’Or Europe. Car c’est à lui que Jérôme Bocuse a confié la lourde tâche d’incarner – et de protéger -, l’ADN de la famille, au sein du plus prestigieux concours culinaire du monde ; à lui, et personne d’autre.
Ainsi, comme une réminiscence des années de Monsieur Paul, un Meilleur Ouvrier de France est toujours aux manettes dans les cuisines de l’Auberge : qu’il soit de la promotion 2004 (pour Gilles), ou 2015 (pour Olivier), la partition doit se jouer sans anicroche. Non sans une once de créativité, venue tout droit du talent de Benoît Charvet, champion du monde de desserts glacés en 2018, arrivé l’année suivante dans “cette maison de cuisiniers”, et qui a su donner une place de choix à sa spécialité, la pâtisserie.
Avec la montée en puissance de la sommellerie symbolisée par Maxime Valéry et Thibaut Curioz, la féminisation des équipes, un nouveau rythme de travail, la place accordée à la pâtisserie donc, et surtout, l’évolution des plats et de la carte, il est peu dire que le travail réalisé en cinq ans est colossal.
”Nous savions que nous devions nous remettre en question, envisager demain différemment, assurent les trois chefs. Seulement, tout le monde comprendra que prendre la suite d’une figure tutélaire tel que Paul Bocuse s’avère un défi colossal… Tout est question d’équilibre : rassurer nos convives historiques, tout en attirant la nouvelle génération ; innover sans renier ; avancer sans oublier…”
d’Auberge et d’histoire(s) : un livre qui rassemble l’équipage de Collonges, et leur ressemble !
Une posture nouvelle donc, un nouveau chapitre à écrire, une image et une promesse version 2024 dont d’Auberge et d’histoire(s) – Bocuse maison de famille depuis 1924 -, se veut le réceptacle, le messager. Mieux, une signature. Un “objet” de 492 pages, pesant pas loin de trois kilos, voilà pour la forme. S’agissant du fond, tout est question d’émotions et d’entre deux, entre hier et aujourd’hui, entre tradition et modernité.
Les chefs : “Afin de célébrer le centenaire de l’Auberge, nous souhaitions réaliser un ouvrage qui nous ressemble. Et surtout, qui nous rassemble ! D’où la volonté de Jérôme Bocuse et de Paul-Maurice Morel de créer bocuse edition, en décembre 2022, avec pour dessein de réaliser ce projet et, à plus long terme, d’asseoir une vraie société d’édition qui rayonne à la fois sur l’écosystème Bocuse mais aussi au-delà, auprès de celles et ceux qui se reconnaissent, à la fois dans notre histoire et dans nos valeurs.”
Voilà comment, tout un équipage s’est retrouvé embarqué dans un projet iconoclaste : un an de travail – janvier 2023 à janvier 2024 -, pour (re)découvrir l’histoire bocusienne, sous la forme de quatre dimensions, à travers cent photos inédites (de Paul Bocuse, Madame Raymonde, notamment…), une trentaine de portraits, une dizaine de visites et bien sûr, des recettes… Il fallait bien ça, et bien plus encore, pour marquer une incroyable épopée : rendez-vous compte, 1924-2024, une aventure séculaire. Qui perdure.
Plus qu’un ouvrage, d’Auberge et d’histoire(s) n’est ni un livre de cuisine, ni une œuvre historique : c’est du Bocuse, un objet différent. Un entre-deux ? Une émotion, peut-être ? Des p’tites histoires qui font la grande, la leur, Bocuse. “Vous connaissez beaucoup de maisons qui célèbrent leurs cent ans ?” Bah, non ! et Gilles Reinhardt le sait ; D’où son grand sourire. Comme [son] ouvrage, d’ailleurs – une parenthèse enchantée -, que lui, les chefs et l’équipage défendent bec et ongle, parce que ce livre, leur ressemble, définitivement.
Olivier Couvin en convient, “un livre de cuisiniers qui présentent les portraits d’une trentaine de collaborateurs, d’aujourd’hui et d’hier, je n’en connais pas. C’est ça, l’esprit Bocuse, le partage !” Benoît Charvet opine du chef, “quelle fierté d’être là, d’être associé à ce nom, cette histoire…” Une histoire singulière, unique. Qui méritait bien que Françoise Bernachon-Bocuse prenne la parole, pour la première fois. Et la dernière ! Mieux, Madame Françoise ouvre l’’ouvrage. Et le conclut. Même Martine Bocuse, l’éternel bras-droit de Paul Bocuse, aussi discrète qu’omniprésente à ses côtés durant presque un demi-siècle, a accepté de tirer le voile, un peu.
“Vous ferez ce que vous voudrez quand je ne serai plus là !”
Paul Bocuse, au crépuscule de sa vie.
“N’écris pas tout ! Si les gens veulent nous découvrir, qu’ils lisent notre livre !” Il a raison, Gilles. Ces hommes se méritent. Il faut faire l’effort d’aller les chercher : à la fois écorchés-vifs, jusqu’au-boutistes jusqu’à la déraison, passionnés et passionnants, étonnants et détonnant, de sacrés parcours de vies se côtoient dans cette Auberge. En filigrane, un héritage subsiste, celui de Monsieur Paul et de Madame Raymonde.
Présents, sans être oppressants. Dans l’esprit véhiculé par la citation d’ouverture d’Auberge et d’histoire(s), offerte en guise de respect au primat des gueules, et qu’Olivier et Gilles ont tant de fois entendue : “Vous ferez ce que vous voudrez quand je ne serai plus là !” Olivier allant même plus loin, “il arrivait qu’il poursuive en nous lançant : vous pourrez même mettre un palmier au milieu de la cuisine !”
Et tout le monde se marre. Paul Bocuse l’aurait sans doute souhaité ainsi, car Bocuse est une histoire d’Homme, avec un H majuscule. Une “Maison de famille” qui conserve un attrait unique en son genre. Un nom également, qui fascine, toujours autant. BOCUSE, de petites histoires qui en font une grande ! Une épopée qui s’égrène, au rythme de dates, de rendez-vous, d’évènements – historiques, traditionnels ou familiers -, de départs et d’arrivées, également.
Des visages, des personnalités, des parcours, telle est la singularité de l’Auberge, son épaisseur, ses visages. Les chefs sont unanimes : “Nous voulons mettre l’équipage en avant !” Pour une vision exhaustive, la lecture d’Auberge et d’histoire(s) est recommandée sinon, certains moussaillons ont accepté l’idée de se dévoiler davantage. Vous connaissez leurs postures, leurs tenues de scène, leurs jeux d’acteurs, mais qui sont-ils vraiment ? Qu’ils soient cuisiniers, pâtissiers, maîtres d’hôtels, sommeliers ou groom, ils incarnent le présent et pour beaucoup, l’avenir. “Ils” sont Bocuse, eux aussi !
L’histoire Bocuse se lit, elle se vit, aussi.
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