Par Alain Vollerin

Nous étions en 1987. Accablé sous le poids de mon matériel, je pénétrais, pour tourner un film, dans la maison natale d’Henri Ughetto. Là, vivait encore sa mère, forte femme, généreuse et positive.

Nous étions dans un petit pavillon entouré d’un jardin à deux pas des Nouvelles Galeries, à la limite de Lyon et de Bron. Ici, régnait l’univers d’un disciple de l’Art Brut. Henri Ughetto avait alors 46 ans. On voyait encore qu’il avait été un très beau jeune homme, une sorte de dandy de l’esprit, cultivant de savantes affectations, admirateur du facteur Cheval. A  l’écart des bruits de la ville, il entassait ses très nombreux achats du dimanche matin aux Puces, encore installées dans le quartier du Tonkin. Il s’appropriait des crucifix, des statues de la Sainte-Vierge Marie pour en faire des œuvres d’accumulation. Sous un lit, il y avait le cadavre d’un chat.

Je l’avais connu en 1968, au café le Caveau, où se retrouvaient de vraies figures d’une société en révolte. Lorsque vous rencontriez Henri dans la rue, il était un peu comme la légende que décrit le peintre Pierre Combet-Descombes, intarissable. Il dénonçait avec virulence un monde incapable de le voir, lui, et son œuvre. Dans lequel, il se considérait comme marginalisé, incompris. Très tôt, alerté par ses parents, René Deroudille, le pharmacien et critique d’art, avait ressenti sa nature complexe. Il l’avait recommandé au peintre Pierre Pelloux qui animait un atelier d’ergothérapie à l’hôpital du Vinatier. Henri Ughetto produisait alors une peinture abstraite où s’étalait la couleur rouge comme autant de flaques de sang. Le facteur Cheval ramassait sur le chemin de sa tournée des cailloux pour édifier son Palais Idéal. Henri couvrait de petites touches de peinture écarlate les éléments de ses mannequins qui devinrent imputrescibles (œufs, étrons, saucisses, etc…). Ses pinceaux désormais inutilisables, il les liait par paquets en prenant soin de noter le nombre de gouttes produites par chacun. Il enduisait aussi les réveils qui avaient marqué le temps pendant ses prestations. Je lui suggérais d’associer les deux, réveils et pinceaux.

Henri tenait une comptabilité stricte des gouttes de sang posées sur les objets qu’il tirait de l’anonymat en les joignant à son œuvre. Cet exercice rendait sa démarche encore plus expressive et proche du phénoménal, de la Performance. Après 1958, année terrible qui vit  la mort d’Henri Béraud, Marius Mermillon et Marcel Michaud, Lyon était un presque désert culturel. Quelques artistes ignorés tentaient de rompre cette torpeur : Raymond Grandjean, Pierre Jacquemon, Jean Janoir, Jim Léon, Jean-Claude Guillaumon, Michel Moskovtchenko, Max Schoëndorff, Armand Avril, Philippe Dereux, Thérèse Contestin, Charles Giaume, Marie-Thérèse Bourrat, Paul Siché, Madeleine Lambert, Alain Roll, etc. Ils étaient méprisés par la bourgeoisie locale. Thierry Raspail très à l’écoute des mouvements du monde de l’art, rapidement après son installation à la direction de la préfiguration du Musée d’Art Contemporain, invita Henri Ughetto pour une exposition qui transforma son destin en l’installant dans la lumière des projecteurs. Après son mariage avec Dominique Turc, sa production évolua. Il fit des mannequins fleurs. Il exposa à la Galerie l’Œil écoute, et  participa à la IVe Biennale d’Art Contemporain de Lyon en 1997. A soixante neuf ans, Henri Ughetto vient de s’endormir, délivré de son fardeau, entouré par l’affection de son épouse Dominique. Nous adressons à sa famille et à ses amis nos très sincères condoléances.