Par Nadine Fageol
Paulette et Roger Caille à Megève l'été dernier. Photo © Saby Maviel
L'autodidacte originaire de Mâcon devenu capitaine d'industrie s'en est allé. Porté par l'exigence, une certaine emprise sur les événements, une rudesse calculée, le fondateur de Jet Services a tutoyé ses rêves. Instantanés.
Comme elle en a surpris plus d'un, l'annonce « Roger Caille est mort » sur une affichette blanche nous a laissé bouche bé devant une librairie. On le croyait presque insubmersible Monsieur Caille. En quelques jours, une dissection de l'aorte a eu raison de tout, il avait 73 ans. Personne n'a rien vu venir ; il allait toujours bien. À la fin de ce mardi 9 octobre dans ses bureaux, son équipe qui l'a rarement vu aussi détendu s'étonne de l'entendre siffloter. Il rentre avec son fils Jean-Philippe de château l'Arrosée, grand cru classé en Saint-Émilion, il rêvait de posséder un vignoble. Les vendanges se sont déroulées dans un climat de quasi euphorie. Au cuvier, la table de tri tournante inventée pour l'Arrosée a fait sensation auprès du personnel comme des visiteurs professionnels. Encore une de ses innovations qui fait dire à l'un ses collaborateurs, « que l'on me donne un exemple du manque de probité de Roger Caille ». Un homme de certitude capable de transformer une idée en tête en entreprise de taille avec cette lucidité, lecture sur les événements, particulièrement étonnante. L'histoire en rien banale, d'un petit-fils d'agriculteurs, fils de cheminot, qui BTS en poche démarre dans l'informatique avant de créer Jet Service, concept de messagerie rapide conçu dans un premier temps à destination des banques confrontées au problème des dates de valeur de chèques. C'est avec la même acuité qu'il vend l'entreprise à TNT en 1999, en pensant à l'avenir. « L'une de ses fiertés », que TNT compte aujourd'hui parmi les employeurs les plus importants de la région avec nombre de dirigeants mis en place sous Jet Service.
Souvent décrié par sa franchise déconcertante, lors de notre premier entretien, je l'entends encore asséner, « je dis merde quand j'en ai envie ». À chacun sa perception du personnage. Il cachait toute forme de pudeur derrière un autoritarisme suscitant d'emblée respect, écoute. Un autoritarisme parfois aigu, les fumeurs en savent quelque chose. « J'ai eu la chance de vivre six ans intenses avec lui sans jamais l'ombre d'un problème », explique son plus proche collaborateur. « La première des choses était de lire derrière le prisme déformant de la carapace d'un homme qui pouvait paraître à certains hautain, cinglant ». Excessivement sensible, terriblement en phase avec la réalité, il avait le sens des règles, gardant ses distances pour mieux diriger son monde. Quelqu'un de très ouvert, très curieux du monde, sensible à l'environnement, au respect de la nature. Skieur, adepte de voile, l'homme épris de nature était un chasseur piètre tireur, contemplatif heureux à la vue d'une biche, d'un animal en liberté. Féru de cinéma encore. Très attentif, il assumait ses responsabilités vis-à-vis des siens et d'autrui. Au siège de sa société, les témoignages ont afflué, « hallucinants », un homme en pleurs au téléphone, le mail d'un partenaire chinois bouleversé… « C'est incroyable le nombre de gens qu'il a pu aider mais à chaque fois des personnes exprimant une réelle volonté de s'en sortir ». Pugnace face à l'adversité. « Il avait le sens du pouvoir parce que doté d'une rare volonté de réalisation, assumant jusqu'au bout », quitte à se débarquer quand ça ne marchait pas comme avec TLM où à revenir après des brouilles monumentales via un simple coup de fil, attaquant illico, « alors vous faites la gueule ? ». Malgré les empoignades musclées, il n'était pas rancunier, preuve d'une certaine liberté. Comportement entier qui le rendait excessivement attachant aussi. Au fil des rencontres, des partenariats -il fut l'un des premiers entrepreneurs à mettre en application le sponsoring sportif avec plus ou moins de bonheur dans le basket et d'énormes succès en voile- on ne compte plus ses cercles relationnels, navigateurs, présidents de clubs sportifs ou d'entreprise entretenant les échanges au delà de la simple carte de vœux annuelle. « Aucune ostentation de sa part, j'insiste », dit un proche, « c'est un homme qui adorait les gens simples, l'argent ne lui a jamais fait tourner la tête. À Saint-Émilion, il ne fréquentait pas les grands restaurants mais la Puce parce qu'il avait noué des liens avec la patronne, une vieille dame de 86 ans. Il cultivait la provocation avec truculence quand il débarquait chez Roger au Marché Gare en disant, « regardez ce que l'on a mangé pour 14 € chez la Puce ». Et le patron de rétorquer, « et bien retournez-y ». Il commandait une bouteille de château l'Arrosée en s'exclamant, « enfin, on va boire un bon coup ! » et tout à l'avenant. Quand il confondait ponant et mistral dans le port de Saint-Tropez, à ses amis bien décidés à vaincre ces certitudes d'entêté, il répondait, « je vais vous en mettre une ! ». Tout comme à ce malheureux basketteur venu le consulter avec dans l'idée de reprendre une affaire de bar tabac !!!
« 36 idées par seconde », l'homme de projets est parti sans crier gare quelques jours auparavant, il sifflotait, la satisfaction du travail accompli. SEIA, Société économique d'investissement machin chose, les initiales de sa société forme le nom d'une déesse de la moisson. « Planter pour faire germer ». En décembre dernier, le millésime 2004 de château l'Arrosée était élu meilleur vin de l'année dans le cadre du Grand Testing instauré par Bettane et Desseauve. Un bel exemple de collaboration père-fils assure l'entourage. Le cru 2005 vient de se voir attribuer la note de 17,5 juste après Ausone et Cheval Blanc par the World of fine Wine. Roger Caille ne l'a pas su. Parti prématurément, il laisse Paule, son épouse d'une rare et belle sobriété, deux enfants, Jean-Philippe et Marie-Pierre, des petits-enfants et une sœur dont il prenait le plus grand soin. On dit qu'il n'aimait pas les gens qui n'avaient rien à dire… Nous on dira, à l'instar de l'un de ses proches, prendre le temps de découvrir l'homme derrière la carapace. Roger Caille était un fonceur réfléchi, un directif affectif, provocateur à souhait qui a expérimenté la vie pour mieux tutoyer ses rêves, protéger les siens, former, encourager les autres. Un homme trop, trop plein de vie.
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