Charles Delfante dédicaçant son ouvrage sur la Part-Dieu à à la librairie « Rèves de mot » le 1er octobre 2010 – Photo DR
Par Albert Constantin
Tu nous as quittés. Tu étais, dit-on, le "père de la Part Dieu". Pendant près de trente ans (1961-1989) tu t’es dépensé sans compter pour offrir à Lyon un "Centre directionnel" de haut niveau, qui soit disais-tu, un quartier "pour vivre mieux, pour faire mieux vivre, pour servir" et pas seulement un centre d’affaires.
Force est de constater que si la Part Dieu est une réussite économique (le 2ème centre d’affaires après la Défense !) la qualité urbaine n’est pas à la hauteur de tes ambitions initiales. Tu vas même jusqu’à parler de désert humain, de vide social. Et pourtant, ce n’est pas faute d’avoir tout tenté :
– Dès l’origine, tu as parcouru l’Europe et les Etats-Unis pour nourrir ta réflexion sur ce que devait être un centre-ville au XXIe siècle.
– Dès l’origine, tu as compris qu’il fallait une mixité (bureaux, administrations, commerces, logements, animations, cultures, espaces publics plantés).
– Dès l’origine, tu as proposé un véritable quartier futuriste où les transports en commun devaient supplanter la voiture, où le piéton serait roi.
– Dès l’origine, tu as milité pour créer une grande gare centrale indispensable au nouveau centre lyonnais. Mais la SNCF s’y est férocement opposée : " Il n’y aura jamais de gare à la Part Dieu !! "SNCF qui, 10 ans plus tard (en 1972) avec le TGV, viendra réclamer une gare qui sera de fait enclavée et difficile d’accès.
– Dès l’origine, tu avais pour ambition de faire de la Part-Dieu un trait d’union entre la presqu’île, la préfecture et Villeurbanne (jusqu’aux Gratte-Ciel !)
– Dès l’origine, tu as imaginé un axe Nord-Sud (la rue Garibaldi) raccordant le Parc de la Tête d’Or au fort Lamothe, allant même jusqu’à déclarer : " La rue Garibaldi sera les Champs Elysées de Lyon", idée mise en brèche par une direction de l’équipement (dont tu dépendais) qui a imposé une rue Garibaldi conçue comme une voie rapide (!) avec sa kyrielle de trémies.
– Dès l’origine, tu avais limité le commerce à 30 000 m², les promoteurs en construiront 120 000 et des milliers de places de parking (no parking, no commerce te répondait-on). Choix catastrophique qui a conduit la Part Dieu au "tout bagnole préconisé par Pompidou", à la création de silos de parkings aériens (on ne savait pas construire en sous-sol à cause de la nappe phréatique à l’époque). Un centre commercial formant une barrière infranchissable entre l’Est et l’Ouest au lieu de ce grand axe vert, dont tu rêvais, traversant la Part Dieu de la préfecture à Villeurbanne, avec un grand jardin public, préservant une grande partie du mail planté de l’ex-caserne Part Dieu.
– Dès l’origine, tu avais intégré dans ton projet la dimension culturelle avec une grande maison de la culture qui ne verra jamais le jour. Heureusement, Pradel, dans un moment de grande lucidité, construira la bibliothèque municipale (une première en France) et un auditorium.
– Dès l’origine, tu as conseillé désespérément aux élus de garder la propriété foncière (en proposant des baux emphytéotiques pour préserver l’avenir) quand ceux-là ont préféré vendre des tènements fonciers aux "profiteurs de l’immédiat" sans contrepartie. Chacun a pu faire ce qu’il voulait avec la complicité de son architecte.
– Dès l’origine (il y a maintenant 50 ans !), tu avais jeté les bases d’un urbanisme au service du citadin, en y intégrant toutes les valeurs relancées pour tous aujourd’hui.
Alors tu as été le bouc émissaire de toutes les erreurs commises par les décideurs de l’époque qui n’avaient rien compris, et ta capacité de persuasion n’aura pas suffi.
Je comprends que tous ces déchirements, face aux détournements de ton projet, t’aient profondément affecté. Je comprends que tu n’aies accepté que tardivement de retracer cette aventure dans un récent ouvrage (2009) que tu as intitulé avec beaucoup d’humour : "La Part-Dieu, le succès d’un échec", ouvrage dans lequel tu dévoiles enfin les rouages d’une mise en œuvre impossible d’un grand projet urbain qui se voulait révolutionnaire.
Tu as appris à tes dépends qu’il est difficile d’avoir raison trop tôt.
Ton travail et ta vie professionnelle restent pour nous un exemple à méditer quant à la difficulté d’être écouté lorsque le pouvoir qu’on nous accorde est limité à la force de persuasion.
Mais sois rassuré, d’autres ont pris la relève et marchent dans tes pas :
La Part-Dieu sera un jour bien plus qu’une réussite économique.
– Une nouvelle gare verra le jour
– Le centre commercial sera tronçonné pour créer des traverses Est-Ouest.
– La vie culturelle, les équipements sociaux, les lieux de vie, les commerces viendront occuper les pieds d’immeuble pour animer les rues, pour agrémenter la vie citadine.
– Déjà la rue Garibaldi est en passe de devenir un vrai boulevard urbain sans trémie, avec des transports en commun en site propre, des pistes cyclables, de larges allées piétonnes à l’ombre de la végétation et ponctuées d’espaces publics animés.
On parle aujourd’hui dans les projets à l’étude de "sols faciles, de traverses culturelles, de socles actifs, de jardins suspendus…"
Un nouveau langage pour exprimer ce que tu as toujours demandé.
Si la volonté politique (le seul pouvoir en matière d’urbanisme) est assez forte, la mutation en cours se poursuivra et tu pourras enfin être fier du travail accompli, mais la route est encore longue, les oppositions fortes et les embûches multiples.
L’humaniste que tu étais aura raison bientôt, demain, ou plus tard… qu’importe.
Charles, tu as bien mérité ton salaire, tu peux dormir en paix.
Albert Constantin, le 9 janvier 2011
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