L’histoire des brasseries lyonnaises #1. Une grande chope… en travers de la gorge

2 janvier, 2025 | Actualités Gastronomiques | 4 commentaires

Texte : Philippe Lecoq avec Marco Polisson – La capitale des Gaules a connu dans la première moitié du XXème siècle un âge d’or de l’art de vivre et de la gastronomie avec une cinquantaine de grands cafés et de brasseries disséminées sur son territoire. Une autre époque… pourtant si proche.

Rêvons un peu. Noël 2024. Le bus à étage qui trimballe les touristes à la découverte de Lyon ne s’arrête pas devant la façade blanche et rouge de la Brasserie de Georges Hoffherr, à Perrache, mais à l’autre bout de la ville, dans le sixième arrondissement, devant la plus élégante et la plus réputée des brasseries de la ville construite par les descendants du même Georges : la Brasserie du Parc (photo ci-dessous).

Là, à l’angle du cours Vitton et du boulevard des Belges, un magnifique bâtiment de pierre conçu en 1880 par l’architecte Philibert Bellemain, reconnaissable à ces deux frontons triangulaires surmontés l’une de la statue d’un lion « dressé sur ses pattes arrière tenant devant lui un écusson orné des armes de la ville » et l’autre du fameux Gambrinus – le patron des brasseurs – évidemment barbu et assis sur son tonneau brandissant un « mooss », le verre de bière de deux litres…

A l’angle du cours Vitton et du boulevard des Belges, la Brasserie du Parc était un joyau architectural. Construite en 1879, elle fut transformée en cinéma en 1920 (Gaumont puis Astoria) puis démolie en 1976 pour laisser place à une très laide résidence immobilière.

Entourée de grilles en fer forgé et d’une rangée de feuillus, la brasserie en impose avec ses immenses baies vitrées « avec cintres surbaissés ». Mais on entre, puisqu’il est indiqué en façade que l’on donne ici des concerts… « Deux cents tables, avec bancs à dossier, le tout en bois verni clair », indique Hélène de la Selle dans son excellent ouvrage qui nous servira de guide, « Café et Brasseries de Lyon », plusieurs espaces, dont une « salle d’ombrages » de 800 m2 et une salle pour les banquets, une piste de danse « circulaire »…

Mais stop, rêver ne suffit pas à réinventer le lieu, dont on ne dispose d’ailleurs que de rares informations. Fermée en 1914, réquisitionnée, la Brasserie du Parc est devenue un cinéma de Gaumont, connu sous le nom de l’Astoria, démoli par une grande figure familiale lyonnaise dans les années 70 – que les plus jeunes lui pardonnent – et remplacé par un immeuble vraiment pas folichon.

Notre City Bus jaune et rouge aurait pu également se faufiler rue Thomassin, la rue des brasseries de Lyon avec – entre autres – la Brasserie Guignol ou la Brasserie du Siècle, et s’arrêter devant le numéro 32, devant la Brasserie Thomassin justement, « offrant un luxe inusité d’architecture et de décoration artistique » signale notre guide, quatrième brasserie de la famille Hoffherr (1885).

La Brasserie Thomassin, située au numéro 32 et offrant un luxe inusité d’architecture et de décoration artistique, selon le cachet tout particulier aux établissements de cette famille. Après avoir résisté comme restaurant ou brasserie (brasserie Savoie en 1950), la brasserie Thomassin finira elle aussi sa vie comme cinéma : le cinéma Star en 1957 et enfin le cinéma UGC Concorde. Le lieu sera détruit en 1991 pour faire place à un immeuble de bureau et les réserves du magasin Habitat.
Extrait de « Cafés et brasseries de Lyon » – Editions Jeanne Lafitte

Une salle de 460 m2 conçue par l’architecte Henri Despierre, pour 550 couverts…  Et une déco d’enfer, les Hoffher ne reculaient devant rien : boiseries, glaces, peintures murales, corbeilles de fleurs et plantes. Au plafond, très haut le plafond, « un ciel garni de vitraux de couleurs » et des lustres magnifiques. La salle, agencée comme à la Georges, rectiligne, tables en bois, chaises, et bancs, porte-bagages rehaussés, pratique, efficace.

Bon sang, comme nous aurions aimé y trainer nos guêtres…

Hélas pour nos touristes, et surtout pour nous, Lyonnais, après avoir résisté comme restaurant ou brasserie (Brasserie Savoie en 1950), la Brasserie Thomassin a elle aussi fini sa vie en cinéma : le cinéma Star en 1957, et enfin le Concorde, détruit en 1991 pour faire place à un immeuble de bureaux et les réserves du magasin Habitat qui a quitté les lieux depuis. Exit la plus belle brasserie de Lyon.

Le Café de la Paix rue de la République, la Brasserie Dupuis à la Croix-Rousse, devenue encore un cinéma, « le Chanteclair », le Grand Café Bellecour, le Café de la Régence place Bellecour, la Brasserie Fritz ou l’Alhambra – encore les Hoffherr – cours du Midi devenu Cours Napoléon et cours de Verdun… Et puis la Brasserie du Chemin de Fer, ou Brasserie Rinck du nom de son propriétaire, cours Napoléon. Elle a été démolie et laisse la place en début de siècle à l’Hôtel Terminus-Château Perrache.

A l’angle de la rue Gasparin et de la place Bellecour, Le Régent était une institution lyonnaise… Créée au début du XXème siècle, « La Régence » a été masculinisée en 1978 lors de sa reprise par André Bittan. En 2005, ce dernier a décidé de baisser le rideau, las des tracas administratifs et sociaux. Le fait qu’André prenne une retraite bien méritée n’a rien de choquant en soi. Mais le plus triste est de savoir que, non protégé, le fonds de commerce a été racheté par une enseigne de prêt à porter féminin. Fresques, bar, coursives… tout a été détruit sous le regard indifférent du maire Gérard Collomb.

Les Rinck possédaient aussi la Brasserie des Archers rue de l’Hôtel de Ville devenue rue Edouard Herriot. Toutes disparues. Avant elles il y eut la Salle Gayet (1810-1830), cours d’Herbouville, un énorme succès et une incroyable réalisation, la Brasserie Combalot devenue Faure et enfin Brasserie de la Guillotière. Plus près de nous, la Brasserie du Tonneau, la Brasserie de la Préfecture, Le Savoy, la Mère Vittet, le Café Morel, le Bar Américain… On en passe, on en oublie, c’est normal, il y en eut tant.

Derrière ces noms de brasseries, parfois mythiques, derrières ces lieux magiques, il y a l’histoire de Lyon, de la bière à Lyon, de familles de brasseurs et de restaurateurs qui ont fait la ville et qui la font parfois encore. Une histoire impensable dans cette cité coincée entre les vignobles – Beaujolais, Coteaux du Lyonnais, Côtes-du-Rhône – qui fut un temps la capitale française de fabrication-production de bière mais jamais la championne de la consommation.

Une histoire à rebondissements puisque les années 90 signent le retour à Lyon de la production de bières artisanales, d’abord à la Croix-Rousse, mais surtout à Gerland avec l’ouverture en 1997 du premier Ninkasi de Christophe Fargier. Le Ninkasi qui a repris les recettes des brasseries d’antan : production et distribution sur place avec restauration et concerts. Rassurez-vous, nous n’allons pas remonter jusqu’à la cervoise, et faire œuvre d’historien ici, mais juste rappeler ce qui a déjà été écrit cent fois sur le sujet, notamment à la suite de la publication d’une petite BD bien ficelée de Matthieu D. et Jibé. (2)

Tout commence vraiment dans les années 1750, avec l’arrivée à Lyon d’un fils de brasseur bavarois.

Son nom, Christophe Bechtel, est aujourd’hui salué par tous comme étant le véritable initiateur. Il s’installe à Cuire, et produit la « Noire » une bière « brune fortement houblonnée et peu gazeuse » qui profite de la pureté des eaux lyonnaises descendues des Alpes. Bien sûr, sa production séduit – sinon nous n’en parlerions pas – il ouvre une taverne à Saint-Paul et fait venir à Lyon qui manquait de spécialistes le ban et l’arrière-ban familial.

Avec lui, les Schrimpf, les Doerr et d’autres dont les Groskopf sont souvent évoqués, ils brassent à tour de bras ce qui est à l’époque considéré comme une médecine notamment pour la digestion. Bechtel, le pauvre homme – qui ne l’était plus – est guillotiné en 1794. Les brasseries installées dans presque tous les quartiers de Lyon lui survivent, toutes tenues par des descendants de familles allemandes. Mais seuls les plus fortunés des lyonnais en boivent, le vin local et la « piquette » résistent à l’invasion.

La Brasserie Georges en 1902

Le deuxième grand nom de la bière à Lyon débarque en 1835. Jean-Georges Hoffherr, un alsacien, veuf et père de six enfants, fuit la misère et l’instabilité politique de sa région et vient rejoindre la communauté alsacienne lyonnaise. Pour Hoffherr – coup de génie – ce sera Perrache et ses anciens marécages, un quartier encore vierge de brasserie, où il conçoit cours du Midi (cours Napoléon et cours de Verdun) un lieu qui réunit l’usine de fabrication mais aussi un débit de boisson. Ce sera l’ancêtre de notre bonne Brasserie Georges. La construction est unique en son genre : 710 m² de plafond d’une seule portée, tenus uniquement par trois immenses poutres en sapin (transportées depuis la Chartreuse et le Vercors par chariots à bœufs). La démesure, la marque des Hoffherr.

Perrache est l’endroit où il fallait être.

Le succès est au rendez-vous, le débit de boisson devient restaurant, la choucroute alsacienne séduit les Lyonnais et les premiers people s’y pressent. Comme Alphonse de Lamartine qui reste – selon le livre de compte de 1857 – redevable de 40 francs. 1857, c’est justement l’année où la gare de Perrache est ouverte, avec à la clef une clientèle renouvelée pour la Georges et la Fritz (ci-dessous).

Un portique percé de cinq arcades, au numéro 33 du cours du Midi (aujourd’hui cours de Verdun)… Transformée en cinéma « Oriental », la brasserie Fritz disparut au moment de la première guerre mondiale.

Lancée sur de bons rails la famille Hoffher multiplie les adresses avec à sa tête le gendre de Georges décédé en 1873, Mathieu Umdenstock (époux de Sophie Hoffherr) qui créée entre 1880 et 1895 d’autres maisons toutes plus belles les unes que les autres, déjà citées plus haut : la Brasserie Thomassin, la Brasserie du Parc, l’Alhambra, la Brasserie Dupuis, et le Grand Café Bellecour.

A l’époque, Lyon compte 27 brasseries

Et la famille Hoffherr est incontournable. Elle fait travailler les plus grands architectes, Bellemain ou Despierre, les meilleurs artistes, Domer et Saint-Cyr Girier, une sorte de mécène que d’autres familles imiteront. Et elle produit tellement de bière qu’elle doit délocaliser sa fabrication Montée de Choulans, bien avant la construction du tunnel. Nous sommes à la fin du siècle, en 1890, c’est aussi le temps des familles Rinck, Winckler, Velten et Bélédin Radisson. L’âge d’or de la bière à Lyon, capitale de la production devant Strasbourg.

Du Café Morel à Pizza Pino – Volfoni. Installé sur deux étages, le Café Morel (du nom de son fondateur) ouvre ses portes en 1880. Pendant un siècle, il va régaler des générations de Lyonnais avant d’être transformée en fast-food puis en pizzeria au début des années 80. Photo Jules Sylvestre 1925

Originaire de Rottenbach en Allemagne, la famille Rinck s’installe à Lyon en 1851. C’est Guillaume qui crée en 1859 la Brasserie des Chemins de Fer, une brasserie immense située au 12 cours Napoléon, juste à côté de la Georges. Beaucoup plus grande que sa rivale et voisine, elle abritait café, restaurant, salons, une salle de 12 billards et un jardin avec jet d’eau, où se donnaient de nombreux concerts durant l’été. Mazzoni exécuta les décorations sculptées et le peintre lyonnais Germain Détanger se chargea du plafond orné de lions allégoriques. Il réalisa également des panneaux de fleurs d’un riche coloris. Domer, lui aussi, réalisa quelques toiles.

Vers 1895, Rinck installe son usine de fabrication dans les locaux de la Brasserie Duplatre, au 66 cours Suchet, en face de la prison. Le terrain a été donné à la ville de Lyon en 1977, c’est aujourd’hui une résidence pour personnes âgées qui porte d’ailleurs le nom du brasseur. Guillaume décède en 1889. Sa femme, Marie Rinck, fille d’un brasseur stéphanois, lui succède.

La famille Rinck continuera, avec, successivement Jacques, Jean puis Yves (cousin de Jacques). Sans oublier Didier, fils de Yves, seul aux commandes de la Georges de 1979 à 2002 et qui rendit les clés… Mais ça, c’est une autre histoire… Pourquoi citer tous les Rinck et non les autres ? Non pas parce qu’ils ont inventé la première canette métallique contenant de la bière en 1937. Mais simplement parce que ce furent les derniers à fabriquer de la bière à Lyon avant la nouvelle vague.

Car les deux guerres ont laissé des traces.

Les gigantesques brasseries ont été parfois réquisitionnées, leur matériel saccagé, elles ont changé d’usage, ont simplement fermé ou ont été démolies. La bière lyonnaise n’est plus à la mode, la blonde industrielle du nord balaie tout sur son passage. En 1939, seules quatre brasseries ont résisté : la Société Lyonnaise des Anciennes Brasseries Rinck ; la Brasserie Winckler ; la Brasserie Velten ; la Brasserie et Malterie Lyonnaise (future brasserie Royale). Les quatre se regroupent dans la Société des Brasseries Lyonnaises. 1939, c’est aussi l’année où la famille Rinck rachète la Brasserie Georges qui n’en peut plus, et doit fermer l’usine de la Montée de Choulans…

Tout en laissant la descendance des Hoffherr diriger l’établissement de Perrache où est distribuée la bière Rinck. Patatras, en 1969 l’Union des Brasseries Parisiennes s’impose sur le marché. La brasserie Rinck, dernière survivante, doit fermer à son tour. Seule la Georges reste dans le giron familial. La bière demeure une Rinck, fabriquée à Marseille par 33 et ensuite Heineken France avec la recette familiale. Fin de l’histoire.

Si une brasserie a durablement marqué les Lyonnais, c’est sans nul doute Le Savoy, sis au 50, rue de la République. Mais combien d’entre eux se souviennent du Capitole, le cinéma dont il a pris la place ? C’est en 1961 que Roger Vuillermoz et Victor Jouve sonnent la dernière séance et entreprennent de transformer les salles en brasserie. En 1989, la famille Grumel décroche l’enseigne et installe un Hippopotamus, aujourd’hui remplacé par l’enseigne Paradis du Fruit.

Chassés de chez eux par la misère et les guerres, les brasseurs allemands ou alsaciens ont marqué la ville. Un exemple, les Hoffherr et les Rinck ont été les premiers à utiliser l’électricité pour leur éclairage en 1879… avec Antoine Lumière, père des frères Auguste et Louis, dont les usines sont à Montplaisir. Ils ont créé des endroits fabuleux dont quelques-uns demeurent dans leur jus, comme le Grand Café des Négociants, la Brasserie des Brotteaux ou le Bar Américain devenu l’Institution.

Le Tonneau jusqu’à la lie. Sise au 66, rue de la République, cette brasserie s’appela successivement Brasserie Biolay, puis Brasserie de Fribourg (1877) sous le règne de Lalaux puis Brasserie du Tonneau en 1882. Il en sera ainsi pendant plus d’une centaine d’années jusqu’au rachat par Quick, intervenu quelque temps après la chute du Café de la Paix, tombé dans les griffes de Mc Donalds sans que les dirigeants politiques ne bougent le petit doigt.

Et puis la Georges bien sûr, dernière rescapée de l’épopée de la bière noire lyonnaise, dernière grande dame à avoir échappé aux maires bâtisseurs et parfois destructeurs. Depuis 2004 la Georges brasse à nouveau sa propre bière, à l’intérieur même de l’établissement et dans une usine de la métropole. Un signe. Les enfants du Ninkasi sont chaque année plus nombreux à se lancer, avec des productions locales, plus typées et complexes que les bières blondes du marché industriel.

Une chance. Les palais des Lyonnais apprécient. Comme avant…

Sources bibliographiques
« Cafés et Brasseries de Lyon » – Hélène de la Selle, Éditions Jeanne Lafitte
« La Grande Brasserie, 3 siècles de bière en terre lyonnaise ». Publiée dans le mensuel Les Rues de Lyon n°28.
Lyon People – Hors-série « 80 ans des Toques Blanches Lyonnaises » – Sous la direction de Marc Engelhard

<a href="https://www.lyonpeople.com/author/philippe" target="_self">Philippe Lecoq</a>

Philippe Lecoq

Correspondant Lyon People
Sa longue expérience de journaliste lui octroie une légitimité naturelle. La ville de Lyon  n’a pas de secret pour lui, alors Philippe Lecoq prend un malin plaisir à nous en conter les meilleurs récits, aussi bien au rayon économique que politique.

4 Commentaires

  1. Julien Monterlan

    Magnifique article ! Merci de cet historique aussi fascinant qu’appetissant. Vivement le #2 !

    Réponse
    • Buffaud

      bonjour
      bravo pour ce très bel article !
      Etant un descendant direct de la lignée de Georges Hoffher (Matthieu Umdemstock, l un de ses fils, puis Sophie Umdemstock) je dispose de quelques archives sur ces brasseries, si vous êtes intéressés ?
      cordialement

      Réponse
      • Marco Polisson

        Bonjour et merci pour votre message. Nous sommes preneurs de vos souvenirs.
        Cordialement,
        marco@lyonpeople.com

        Réponse
  2. Vincent Chapas

    Bravo
    que de souvenir.

    Réponse

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Cliquez ici pour SIGNALER UN ABUS
Vous pouvez nous adresser un email afin de signaler un contenu. Merci de préciser l’adresse de la page dans votre email. Votre signalement sera pris en compte au plus tôt.

Aujourd’hui

samedi 04 janvier

Saint Odilon


 

Recevez la newsletter

Restez informé en temps réel !

View More Results…