Propos recueillis par Morgan Couturier et Marco Polisson – Argenson, la plus ancienne brasserie de Gerland, dont l’histoire est intimement liée au stade et au Palais des Sports, traverse une situation délicate à cause des écologistes. Ses patrons Magali et Christophe Michelon confient leur colère à Lyon People.
LP : Votre maison, qu’on pensait indéboulonnable, traverse une période très compliquée, qui s’est traduite par son placement en redressement judiciaire par le tribunal de commerce de Lyon, le 10 octobre 2024. Comment le vivez-vous ?
Magali : On le vit super mal ! On l’accepte mal, parce qu’avant tout, c’est totalement injuste et infondé, dans le sens où on ne s’est pas placé sous la protection du Tribunal de Commerce à cause d’une faute de gestion ou parce que l’on connaîtrait mal notre métier. Notre maison est en ordre de marche, elle est très bien tenue. Si on est encore là aujourd’hui, ce n’est pas pour rien.
Comme tous les restaurateurs, vous avez déjà surmonté d’autres épreuves…
Ce n’a pas été simple avec le Covid mais l’après Covid ça été encore autre chose ! Cela fait deux ans que j’active tout ce que je peux activer pour faire barrage auprès des institutions publiques, fiscales ou sociales et faire valoir nos droits. Le problème, c’est qu’il y a un contexte extérieur qui nous impacte et personne ne veut rien entendre. J’assainis. Je continue d’être linéaire dans ma gestion. Ça devait tenir ! Je ne dis pas que c’était simple, mais ça devait tenir. Et puis le tramway est arrivé…
Depuis plus d’un an, les travaux du tramway T10 ont en effet isolé complètement votre brasserie. Les embouteillages sont incessants et il est très compliqué de vous rejoindre à Gerland…
Avant, il fallait entre cinq et dix minutes pour accéder à notre restaurant, dans un rayon de 3 à 5 kilomètres. Aujourd’hui, il faut une demi-heure, voire 45 minutes. Quand le matin, tu as déjà passé une heure, une heure et demie dans les bouchons et que le soir, tu dois repasser autant de temps dans ta voiture, si tu as un déjeuner d’affaires et que tu sais qu’il va falloir 45 minutes pour arriver au restaurant, tu ne viens plus. Tu n’as pas 107 ans pour manger et en plus, tu sais que tu vas galérer pour repartir. Alors les gens ne viennent plus !
D’autant que la situation ne cesse de se dégrader au fil des travaux…
Il y a eu un premier impact des travaux du mois de février au mois de juillet 2024, où l’on a perdu entre 30 et 50 couverts jour. Mais bon, les gens venaient quand même un peu. Et depuis la rentrée, on a passé une autre étape. Depuis, on est en zone sinistrée. Comme je l’ai dit à la Maire du 7e, que j’ai interpellée en parallèle du Sytral, il existe désormais une barrière qui est le rond-point (avenue Tony Garnier et avenue Jean Jaurès). De l’autre côté des tranchées, tout se passe bien, il y a de beaux projets.
« Avant les travaux, nous faisions 150-160 couverts par jour. Aujourd’hui, on ne fait même plus 100 couverts »
Tout l’inverse de votre quartier ?
Dès que l’on passe le barrage, on arrive ici et c’est zone sinistrée. C’est une zone de guerre, une zone de non-droit depuis le port Édouard Herriot jusqu’à Viatris.
Ce discours, vous l’entendez de la bouche de vos clients ?
Clairement, oui ! On a lancé une pétition « Halte aux travaux ». On a déjà rempli 15 pages ! Et les mails arrivent de plus en plus régulièrement ; exaspération des gens, incompréhension et stupéfaction face à ce qu’ils vivent et voient autour de notre belle maison.
A combien chiffrez-vous la baisse de fréquentations due à ces travaux ?
Christophe : On doit être à 30% de pertes, facile ! Avant les travaux, nous faisions 150-160 couverts par jour. Aujourd’hui, on ne fait même plus 100 couverts. Tout le monde a compris qu’il ne faut plus venir à Gerland.
En effet, vous n’êtes pas les seuls à être touchés…
Le pôle médical, à côté, connait les mêmes ennuis. Le stade, le palais des sports, les bureaux, tout le quartier en a ras le bol. On avait même des employés du Sytral qui venaient manger, ce sont les premiers à ne plus venir, parce que c’est le bazar. On avait aussi le staff d’Equita Lyon. Chaque année, ils venaient au moins 3-4 fois. Cette année, on ne les a pas vus.
Le Sytral ou la Métropole de Lyon vous ont-ils donné une date de fin des travaux ?
Non, ils ne nous ont pas donné de date précise. On parle de 2026 ! Comment tenir jusque-là ?
Après les travaux, le quartier retrouvera-t-il sa mobilité automobile ? Retrouverons-nous les 2 x deux voies ?
Il n’y aura plus qu’une seule voie dans chaque sens. Il y avait deux doubles voies. Sur l’une d’elles, il y aura le tram, et il y aura un aller-retour, sur l’autre.
Donc nous resterons dans la configuration actuelle ?
Oui, sans tous ces panneaux, tous ces interdits. Les gens ne savent plus où il faut rouler. Régulièrement, il y a des accidents. On ne sait plus où passer. Mais c’est comme ça dans toute la ville… il n’y a plus de fluidité.
Avez-vous été prévenus avant le démarrage des travaux ?
Non, on l’a su, mais pas par le Sytral. Ils n’ont même pas fait de consultation avant de démarrer les travaux. Au niveau du droit public, il y a un problème. Il y a des règles pour eux aussi, je pense ! Mais ils se croient tout permis. Ils n’ont pas cherché à discuter avec les commerçants ou les entreprises. Ils ne cherchent pas à savoir ou à mesurer l’impact qu’ils vont provoquer. Alors que c’est une explosion totale qu’ils sont en train de provoquer.
Avez-vous déposé un recours ou intenté une action judiciaire ?
Je vais m’en occuper avec notre bureau d’avocats. Mais il y a d’autres choses à gérer. On va s’en occuper, mais c’est pareil, ça fait la deuxième fois que l’on est impacté par le Sytral. Je commence un peu à en avoir ras le bol ! En 2013, déjà, on avait eu les tranchées pour le métro, sur l’avenue Jean Jaurès. Les clients ne pouvaient plus venir. Comme il y avait une voie d’accès, ils ont estimé que l’on n’était pas impacté. Alors on n’a pas été indemnisé. Et pourtant, on a mené une lourde procédure juridique, avec près de 15 000€ de frais d’avocat.
Avez-vous sollicité un expert pour chiffrer votre perte d’exploitation et demander une indemnité au Sytral ?
Mais on ne peut rien demander au Sytral ! Ils ont une commission d’indemnisation amiable qui s’appelle la CIA. Je me suis renseignée. J’arrive à avoir une personne au téléphone, qui me dit : « Ecoutez, il faut voir. Il y a des questions d’éligibilité ». J’ai répondu : « D’accord, donnez-les-moi, ces questions d’éligibilité ». Je me mets tout de suite au travail, j’anticipe les choses, je travaille mes tableaux, je sors les chiffres. Et le lendemain, elle me rappelle.
Quelle fut la réponse ?
Tenez-vous bien ! Elle me répond : « Vous n’êtes pas éligible ! ». Pour deux raisons. La première, c’est que l’on n’a pas le nez dans les tranchées et la deuxième, c’est que l’on a une voie d’accès. Il existe une commission d’indemnisation amiable constituée de pas moins de 10 personnes, rémunérées par nos impôts et il n’y a pas une seule personne qui prend la peine d’étudier un tableau Excel. Juste parce que l’on a une voie d’accès, on nous dit que l’on n’est pas éligible ! J’ai dit : « Vous vous rendez compte de ce que vous dites ? Vous ne mesurez aucune donnée économique et financière. Vous ne cherchez même pas à comprendre. Vous ne venez même pas nous voir ».
Justement, les élus écologistes sont-ils venus vous voir ?
Non ! J’ai écrit à la Mairie du 7e et à la Métropole. J’ai tout ici (elle montre des documents). J’ai également écrit à la Mairie de Lyon, à laquelle j’ai fait passer tous les mails envoyés à la Mairie du 7e. J’ai aussi contacté le Sytral. Mais personne n’est venu. Personne ne m’a répondu. Ils sont dans leur tour d’ivoire, très loin de ce qui se passe au quotidien.
Autre problème non réglé, la prostitution. A 50 mètres de votre restaurant, derrière le virage sud du stade de Gerland, se sont établies une centaine de camionnettes de prostituées. Quelles en sont les conséquences pour votre commerce et votre clientèle ?
Ce n’est pas compliqué, quand vous voyez des énergumènes vagabonder, camés complets, ça ne donne pas envie. Pire, ça ramène une clientèle un peu bizarre.
Ils ne viennent pas dîner après avoir fait leurs affaires (sourire) ?
Certains s’arrêtent, ils veulent boire un coup. Certains demandent même de la monnaie, d’autres les WC… Tu prends peur. La clientèle, on est obligé de filtrer.
« Tous les matins, on remplit un sac-poubelle de déchets : des capotes, des bouteilles, des seringues »
Ce problème ne date pas d’hier. A l’époque de l’OL, le quartier était déjà gangrené par la prostitution ?
Christophe : Oui, mais c’était plus haut, sur l’avenue Tony Garnier. Puis il y a eu une grosse entreprise, qui a dit : « Si elles ne partent pas, on déménage ». Alors ils ont viré les camionnettes. Depuis ce jour-là, elles sont venues ici.
Magali : Quand ils veulent, ils savent les déloger. Pendant la Coupe du Monde de Rugby, pendant trois mois, on ne les a plus vues. Idem les soirs de match du LOU Rugby. Donc, à un moment donné, il va falloir qu’ils prennent leurs responsabilités et qu’ils règlent ce problème d’ordre public à tous les niveaux.
Concrètement, là aussi, leur présence apeure la clientèle ?
Depuis la rentrée, c’est monté d’un cran. Un soir, une cliente nous appelle, en disant : « il y a des gens bizarres dans le quartier, j’annule ma réservation ».
Etes-vous contraints d’employer un vigile ?
Christophe : Non, je ne mets pas de vigile, parce que ça coûte trop cher. On n’a pas les moyens, que la ville fasse son boulot. Mais régulièrement, on a des hommes qui viennent (pour les prostituées, nldr) et qui se garent devant le restaurant. Alors pas tous, il y en a qui se garent un peu plus loin et ils marchent. Mais quand ils partent, comme notre portail est ouvert, ils pissent à droite, à gauche et ils laissent un souvenir. Tous les matins, on remplit un sac-poubelle de déchets : des capotes, des bouteilles, des seringues, du monoxyde de diazote (du gaz hilarant, nldr). Ces sacs, on les met de côté. Je vais les apporter à la mairie du 7e, très bientôt.
« Avec leurs travaux, ils veulent nous finir ! »
Faute de soutien des banques, cette mise en redressement judiciaire va-t-elle vous permettre de survivre et de vous protéger ?
Christophe : On s’est mis en RJ pour se protéger et laisser passer l’orage des travaux. Maintenant, la nouvelle façon de gérer une boîte, ce sont les mandats ad hoc, les sauvegardes ou les redressements judiciaires face à la pression fiscale et sociale et les banques qui ne jouent plus leur rôle ! Et puis certains vont directement à la liquidation judiciaire, mais nous, on se bat, on bloque.
Entre résignation et colère, quel est votre état d’esprit aujourd’hui ?
Magali : On ne peut pas lâcher. Quand vous avez la chance d’avoir un établissement comme celui-là, que vous êtes professionnels, rigoureux, honnêtes et que vous faites les choses correctement, vous ne pouvez pas lâcher. Les gens nous disent que l’on a l’un des plus beaux sites de la ville. Le problème, c’est que l’on est face à une injustice intolérable. Et moi, je ne supporte pas l’injustice. Aujourd’hui, on est victime d’un détournement de clientèle, d’abus de pouvoir et d’un laxisme de gestion qui est inadmissible. Ils sont en train de mettre à sac des entreprises, dans laquelle des hommes et des femmes ont investi toute leur vie. Sous couvert de quoi ?
D’un aménagement du territoire ?
Magali : Oui d’accord, très bien, on n’a rien contre. Simplement, il faut faire les choses intelligemment. Avant de démarrer un chantier, il faut en mesurer les conséquences et tenir compte du tissu économique. Surtout, n’attaquez pas 40 chantiers en même temps. C’est juste inadmissible !
Christophe : On a conscience de posséder une belle maison et je ne suis pas résigné. J’ai 63 ans, je suis à la retraite depuis l’an dernier. Je travaille dans ma boîte gracieusement. Je ne prends pas un « copec » et pourtant, mes pires années, ce sont les quatre dernières. Avec leurs travaux, ils veulent nous finir. Donc là, on s’est mis en sécurité, sous la protection du Tribunal de Commerce pour pouvoir souffler.
« S’il faut entamer une grève de la faim, je l’entamerais »
Quid des projets que vous aviez imaginés ?
Magali : On a des projets à venir pour l’Argenson. Il y a des leviers qui vont être activés, une diversification, un renouvellement. Le problème, aujourd’hui, c’est que je me pose la question de savoir s’il faut vraiment lancer les choses. Plus rien n’est accessible. On ne nous laisse plus le choix, c’est une prise d’otage permanente maintenant. On ne peut même plus les interpeller ces gens-là. Mais je n’accepterai pas qu’ils tuent cette boîte. Depuis quand, sous couvert de projets, on empêche les boites de bosser ? S’il faut entamer une grève de la faim, je l’entamerais.
Vous en êtes arrivés là ?
Si demain, nous ne sommes pas entendus, pris en considération avec des propositions à hauteur de ce que l’on perd, de l’impact, si les choses ne bougent pas pour qu’aujourd’hui le tissu économique reprenne de la vigueur dans cette ville qui était magnifique, que les Lyonnais défendaient, je vous le déclare et je vous le signe aujourd’hui, j’entame une grève de la faim et j’installe ma tente devant Argenson ! Je ne peux pas tolérer ces abus ! On se bat pour cette boîte. On a encaissé les coups comme un boxeur sur un ring et on reste debout.
Pourquoi ne pas avoir choisi un plan de sauvegarde ?
Christophe : La Holding est en sauvegarde, l’Argenson est en RJ.
Magali : On aurait pu activer la sauvegarde pour l’Argenson. Mais je connais cette boîte par cœur. Elle a une résilience incroyable. Je sais de quoi elle est capable ! Donc je ne voulais pas aller en sauvegarde. Je sais que l’on peut tenir, la boite devait tenir. En 2027, on devait être désendettés, mais le Sytral nous a pliés, lamentablement. C’est vrai, on aurait pu sonner l’alarme plus tôt, mais je ne voulais pas mettre l’Argenson sur la place publique. C’est inacceptable d’être des professionnels et des bosseurs et de devoir en arriver là. C’est totalement injuste !
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