de Tissage et le vice-président d'Unitex – Photos © Saby Maviel
Par Agnès Guillaume
Avec sa valise à 90% à usage professionnel, Bertrand Demailly annonce la couleur. Lorsqu'il voyage, le tourisme est bien loin de ses préoccupations. Le directeur industriel de Tassinari & Chatel et Quenin part pour signer de nouveaux contrats. Derrière cette carapace, on découvre un homme avenant, curieux, attentif… qui conjugue le passé au futur.
Rien ne prédestinait cet ingénieur mécanique né à Lens à prendre en 1999, les rênes d'une société prestigieuse et pourtant en situation délicate. Tassinari & Chatel, implantée à Fontaine sur Saône, fabrique depuis 1680 de la soierie d'ameublement haut et très haut de gamme. Le parcours pour le moins atypique pose son homme. Après avoir déposé un brevet d'invention sur le bobinage, Bertrand Demailly s'est illustré pendant près de dix ans dans la pantoufle puis l'habillage auto au sein de la société Silac. En 1997, il part en Alsace pour redresser les chaussettes Kindy. « Je suis un besogneux d'usine, spécialisé dans l'audit et la stratégie des entreprises en difficulté. » L'année 99 sera un tournant, un choc, un challenge professionnel couplé d'une aventure humaine. Bertrand Demailly débarque à Lyon et pousse la porte des sociétés jumelées Tassinari & Chatel et Quenin. « J'ai vite ressenti des regards empreints de méfiance : Il n'y connaît rien à la soie et aux Lyonnais. » Mais, il en faudra plus pour décourager cet homme qui carbure aux défis et aux opérations commando. « J'ai intégré une société familiale qui n'a jamais interrompu son activité malgré les méandres de la vie. J'ai découvert un monde à part, feutré où les gens étaient fiers de leur société et sûrs de détenir un savoir-faire unique. Ce qui n'est plus vrai. On ne peut plus vivre caché. »
Le choc sera à la hauteur de l'immersion. Bertrand Demailly succombe aux charmes de la « belle poudrée ». « En essayant de décoder cet univers, ma perception du luxe a changé. J'ai pris conscience que le voir, le toucher, le posséder est une façon de se valoriser. » Les créations atteignent des sommes folles pour ne pas dire vertigineuses. L'échelle humaine semble bien petite. Le plus dur est de garder les pieds sur terre. « On ne peut pas et il serait dangereux de vouloir vivre à la hauteur de ses clients. » La recette ? Pour ce quadra élégant dans la simplicité : sa famille, la cuisine et l'écriture sous toutes ses formes. « 2002 est l'année de mon premier vol professionnel à New-York. Depuis, je pars régulièrement aux Etats-Unis, en Chine, en Russie et en Inde, expliquer notre savoir-faire exceptionnel dans les pays où il y a de l'argent. Le but étant bien évidemment de signer de nouveaux marchés. Les personnes qui ont les moyens de s'offrir des produits de luxe veulent des choses en définitive très classiques. Notre image repose encore sur le style Marie-Antoinette même si on a largement évolué dans la création et les moyens de production. »
Avec Bertrand Demailly, l'exercice de la valise prend une tournure quasi politique. « Je fais ma valise à l'usine. Plaquettes, classeurs s'empilent. Puis je sélectionne les échantillons de tissus. Aucune photo ne permet le rendu. Un brocart aux fils d'or m'a valu de faire sonner le portillon des douanes à plusieurs reprises. Les explications ont été longues et laborieuses ». Certains échantillons font plus de quatre mètres et pèsent leur poids. Ce mot est devenu quasi obsessionnel. Lorsque tout est en place, tel un boxeur, la valise part à la pesée. Les affaires personnelles viendront en sus. Deux costumes, des chemises blanches pour les rendez-vous, deux ou trois cravates dont celle fétiche. « Une cravate Hermès éditée pour les cinquante ans de l'Association Inter Soie dont je suis le président depuis 2007. » Preuve que notre Lensois a su séduire et convaincre ses pairs… Toujours soucieux du poids, Bertrand Demailly voyage avec des échantillons de parfums. Pour les mêmes raisons, le rasoir est mécanique. « Ma trousse de toilette est toujours prête. Il faut dire qu'elle est réduite à sa partie congrue ». Partie intime dévoilée, il accepte de poser le masque et de montrer les chaussettes de contention qui sont de tous les vols.
Les anecdotes ne sont pas pléthores. Les rendez-vous et déplacements s'enchaînent, laissant peu de place aux joies du tourisme. « Je prends la plupart de mes photos du taxi. Imaginez que j'ai passé un quart d'heure, le soir, sur la plage mythique de Miami. Il faisait noir, je n'ai rien vu, mais je voulais quand même plonger mes doigts de pieds dans le sable. » La discussion se poursuit devant un portant où les échantillons enchantent purement le regard. En confiance, il nous parle de ses déboires à Moscou. « C'était mon premier séjour. Je venais de déposer mes valises à l'hôtel et je partais à la recherche d'un restaurant. Je suis littéralement tombé dans un traquenard fort bien orchestré. Je n'ai rien vu, ni les faux malfrats, ni le faux policier. Au final, je m'en suis sorti sans une égratignure, mais délesté de mon portefeuille. Ma candeur m'a sans doute évité le pire. » On revient au premier voyage, avec la veste Eden Park. « J'ai des dizaines de vestes, mais je prends toujours celle-là. Je la mets et je suis déjà parti ». Le poids revient lui aussi sur la balance. « Pour l'Inde, je prends le risque de partir sans pull et sans manteau. New Delhi et Numbay (ex-Bombay) ne sont pas réputées pour leurs hivers glacials. »
Pour conclure, Bertrand Demailly fait sa valise à la manière d'un cocon : « Petit et léger mais avec pourtant beaucoup de chose dedans ». On jette un coup d'œil au livre de chevet dont il ne résiste pas à nous lire un passage. « Le paquet de gâteaux du dimanche matin fait partie de ces petits textes que l'on savoure à toute occasion avec un plaisir jubilatoire car il nous renvoie immanquablement à notre propre vie. » Du 27 au 30 novembre, les Lyonnais pourront croiser Bertrand Demailly lors du Marché des Soies qu'il préside au Palais du Commerce. Si l'homme, en arrivant dans la capitale des Gaules, a ouvert une boîte à pandore, il a su conserver ses valeurs et rester accessible. Les chaussettes Kindy sont pourtant loin, et l'on pense non sans raison qu'il aurait sans doute bien du mal à rebrousser chemin. « Aujourd'hui, je concilie l'amour de mon métier et l'amour du produit ». Un luxe qui n'est pas à la portée de tout le monde !
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