Texte : Marco Polisson – Le Prince Albert de Monaco, Frédéric Dard, Paul Bocuse…, tous les grands de ce monde sont passés par sa boutique.
Figure des habilleurs lyonnais de la grande époque, Fernand Amsellam connu sous le nom de Monsieur Georges est décédé le 26 septembre 2022 à l’hôpital Lyon Mermoz. Le patron de la boutique Cerruti au Sofitel rejoint sa dernière demeure au cimetière israélite de Champagne au Mont d’Or, aujourd’hui, mercredi 28 septembre à 15h.
L’équipe de Lyon People présente ses sincères condoléances à son épouse Michèle, ses filles Martine et Pascale, et ses 5 petits-enfants.
Voici le portrait que nous avions réalisé, avec la journaliste Nadine Fageol et le photographe Jean-Luc Mège dans sa propriété dombiste de Bouligneux, lors d’une folle journée de décembre 2007. A Dieu, cher Monsieur !
Monsieur Georges en Dombes, un lion en cave
Par Nadine Fageol
Oran-Marseille-Lyon : il est plus facile de s’adapter quand on n’a pas d’accent. Croyez-en Fernand devenu Mr Georges. Avec Madame, ils se sont imposé gens de mode pour le beau monde avec à la clef, une ferme en Dombes. Terre promise pour un parcours millésimé.
Pas le temps pour une introduction à lecture multiple tant l’histoire de Monsieur Georges est à rallonges. Mais c’est quiiiiii ? À la faune des jeunes Lyon Peopliens qui s’interroge, nous répondons un couple hors mode qui a trouvé son salut en imposant l’élégance italienne à Lyon au début des années 60 et ça dure toujours. Même que mon rédac chef Marco va être content tellement l’article va pulluler de « name droping ». Sa marotte. On retrouve Monsieur Georges, qui a manifestement « oublié » madame à la boutique, dans ce qui était autrefois une ferme bressane transformée en spacieuse maison de campagne au beau milieu des champs. Piscine, pool house, un abri devenu véranda terrasse ; on l’imagine pleine de vie aux beaux jours comme en témoignent des photos de ci de là. Longtemps, les Georges ont désiré cette maison tant on leur a dit, « la Dombes n’est que pour les riches ». Depuis quinze ans seulement, ils sont propriétaires au pays des grenouilles disparues.
Dans l’immédiat, on s’installe dans une nuée de canapés devant l’âtre et Georges, raconte intarissable pendant deux heures, une vie marquée par l’urgence de quitter une Algérie en guerre le 26 juin 1962. Démêlant une mémoire broussailleuse, il se remémore l’absence de pont aérien, puis avoir obtenu un laisser-passer et quitté Oran en flammes, debout dans un avion au milieu des blessés, des gens hagards. Le choc. À Marseille, la famille se confronte au vide. « On ne nous attendait pas ; on ne nous a rien demandé, pas même si nous avions un point de chute ». Ils trouvent refuge chez un beau-frère. Il y a urgence car du temps d’Oran la festive, le beau Fernand, son vrai prénom, dragueur d’entre tous a littéralement fondu au bal sur la plage pour Michèle, belle brunette de 16 ans et demi. Une affaire de talon cassé et le voilà marié, avec un enfant. Le lendemain de son arrivée, le fils d’huissier en deuxième année de Droit se met en chasse d’un job. Une discussion avec le patron de Gilio Marseille change la donne. Le garçon a belle allure et pas une once d’accent, Mr Lisbonne l’embauche pour servir les clients parisiens exécrés des vendeurs marseillais. Le patron s’appelle Fernand, donc notre Fernand s’appellera Georges.
Mr Lisbonne refuse d’aller ouvrir Gilio à Lyon ; Fernand est donc expédié en commando le 3 octobre 1963 avec pour mission d’imposer le style italien entre Saône et Rhône et comme le comptable s’appelle encore Fernand, notre Fernand redevient Georges ! De la capacité à s’adapter et il y a fort à faire dans la ville triste. « Ne pas écraser le client et ne pas être écrasé », Chez Gilio, il impose le vêtement de luxe, soigne l’accueil d’autant que ce sont les femmes qui procèdent aux achats vestimentaires de ces messieurs. Charmeur il dit : « il fallait être gentil ». Marchand de tapis incontournable de la rue impériale, Jean Mikaeloff, personnage haut en couleurs, le prend sous son aile. Chez Léon de Lyon, il lui ouvre son carnet d’adresses tout en lui indiquant les personnalités à soigner ! Bref, le sens de l’étiquette et des plus farfelus quand il s’agit de fournir Mr Malsert, milliardaire inventeur du dossier suspendu, en chemises bouffantes, chemises jaunes et manteaux turquoises.
Paul Berliet à qui il déniche des chaussettes « comme il faut » lui promet un bel avenir.
De Roland Petit au parrain Mémé Guérini à Marseille, l’avocat Joannes Ambre et le bâtonnier Corsin, il aime à dire qu’il habillait « les bourgeois comme les truands du gang des Lyonnais ». Dans les années 70, déboule la notion de mode, les cols de chemise grandissent en pelle à tarte, la couleur orange s’impose ainsi que le prêt-à-porter qui grignote les parts de la « mauvaise » confection. Gilio alors incontournable essaime pour ouvrir moult boutiques, British House, Céline cours Vitton, puis à Grenoble… Et Madame Georges jusque là « tendre maman poule » d’apprendre le métier. Si le monde du commerce rêve d’installer Monsieur Georges, lui a des envies de chez lui. Un ami lui présente Nino Cerruti à Paris ; informé de ses « états de service », le couturier lui confie séance tenante l’ouverture de sa première boutique en province.
Le couple s’installe dans les galeries du Sofitel repérées par Madame Georges en mars 1981.
Mais, voilà qu’une flopée de téléviseurs annonce dans le patio la nomination d’un François Mitterrand à la présidence. La gauche au pouvoir, le riche et le bourgeois s’étouffent. Les Georges gambergent sur l’avenir de leur commande spéciale de vestes en cachemire 100%. Dans sa grande sagesse, le Lyonnais à la réputation radine reporte l’exil en Suisse et, quitte à se prendre une veste, la choisit en cachemire. Voilà les Lyonnais à l’avant-garde de la mode masculine ! Une modification sur le blouson de Serge Régiani… « Tout ce que Monsieur Georges voudra, vous le ferez ! », décrète Monsieur Cerruti ! Les souvenirs épuisent Monsieur Georges qui juge utile de nous montrer sa surprise. On quitte la maison pour rejoindre la cave. Absolument fabuleuse. Sur la table, des charcuteries rien que pour nous, la crème des crus bordelais et derrière les grilles, l’intégrale des côtes rôties griffée Marcel Guigal. Monsieur Georges a eu la révélation chez Orsi, depuis il est grave accro. On connaissait le champagne chez le président de la Chambre de Commerce, le chocolat Poulain chez Marc Lambon, le magnum de rosé en rafale chez les Nallet, ici la barre grimpe d’un cran avec une côte rôtie 1996 à se damner.
Monsieur Georges reprend sa litanie de souvenirs dans une session people, Albert de Monaco, Tigana, Tiozzo, un Frédéric Dard « sincère, fidèle, fantastique » qu’il a habillé 20 ans durant pour chaque émission de TV. Bocuse, Sauveur, Bâche, il raconte ses virées en terres étrangères, la gentillesse d’un Belmondo qui le reconnaît dans un théâtre. Michel Leeb devenu son ami, j’en passe et des meilleurs. Cette fois, il ouvre un Guigal 2003 à la puissance caniculaire. Le sourire, les courbettes, l’attention, Monsieur Georges sait surtout qu’il a pu s’intégrer parce qu’il n’avait pas d’accent. Il insiste sur ces clients éduqués, férus de bonne chair et comme il les « traite avec le respect dû à leur rang », il amène à Lyon les griffes dans le vent, celles qu’il découvre, améliore, impose. Il observe les changements, ces jeunes vendeurs arrogants ignorant tout des matières, des clients devenus plus autonomes dans leurs choix. De passage dans la boutique, histoire de voir le bout du nez de Madame Georges, on découvre que Mr Georges a de très belles mains. Depuis une cabine, s’échappe une voix connue. Mazette, Jean-Michel Aulas tutoie Monsieur Georges. On s’éclipse. Mais dans sa campagne bien méritée, Monsieur Georges s’amuse comme un gosse sur la moto des petits-enfants, là-bas sous le hangar ou les jouets ont pris la place des tracteurs. Et comme l’élégant Monsieur Georges connaît bien des choses de la gente humaine, il sait qu’il « ne quittera jamais » sa femme.
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